En quoi les consommateurs - et les investisseurs - peuvent contribuer à l'esclavage moderne

20 février 2021
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Le constat peut choquer, mais il est réel : le simple fait d’acheter des produits frais ou des vêtements peut contribuer à l’exploitation humaine. Des relations semblables peuvent exister au sein d’un portefeuille d’investissement – et il est impossible de les identifier en restant passif.

L’esclavage moderne – le fait pour une entreprise de recourir au travail forcé et de commettre d’autres infractions aux droits de l’homme dans le cadre de sa chaîne d’approvisionnement et de ses activités – est officiellement illégal. Pour autant, il reste encore très répandu dans de nombreux pays, y compris développés (Graphique). On estime que 40,3 millions de personnes – soit un être humain sur 185 – en ont été victimes en 2016. La plupart étaient des femmes et des jeunes filles.*



Les consommateurs prennent de plus en plus conscience du problème et commencent à s’engager en faveur de son éradication – pour des raisons éthiques évidentes. Il en est de même des investisseurs, qui examinent désormais les entreprises au travers de prismes environnementaux, sociaux et de gouvernance afin d’optimiser leur recherche fondamentale et de se forger une plus forte conviction quant à leurs placements.

Pour effectuer une recherche efficace, les investisseurs doivent dans un premier temps adopter un point de vue large, à l’échelle des pays et des secteurs, pour ensuite examiner de plus près les différents aspects du modèle d’affaires et de la chaîne d’approvisionnement des entreprises, car les liens avec l’esclavage moderne peuvent être dissimulés et complexes.

Le véritable coût de nos emplettes hebdomadaires

Pour se convaincre de l’omniprésence de ce fléau social et de l’ampleur de la tâche qui attend les investisseurs pour le mettre au jour et l’éradiquer, il suffit d’observer nos schémas de consommation.

À commencer par le type de voiture que nous conduisons. Au moins quatre constructeurs automobiles – deux américains, un européen et un japonais – utilisent de la fonte brute brésilienne pour fabriquer les portières de leurs voitures. Or, la première étape de la chaîne d’approvisionnement de la fonte brute consiste à brûler du bois de feuillus pour obtenir du charbon. Ce bois provient d’arbres qui sont souvent abattus illégalement, et le charbon est fabriqué par des travailleurs forcés dans la forêt pluviale brésilienne.

La peinture brillante de la voiture peut aussi avoir un coût humain, dans la mesure où elle peut contenir du mica, un silicate dont on sait qu’il est extrait par des enfants et des travailleurs asservis pour dettes dans les mines indiennes. Pour permettre à cette peinture de conserver tout son lustre, nous pouvons nous rendre dans des stations de lavage dont les employés peuvent être exploités – un problème qui suscite une vive attention au Royaume-Uni. Même les oreillettes des téléphones mobiles que nous utilisons pour écouter de la musique lorsque nous allons faire nos courses peuvent contenir du cobalt provenant de la République démocratique du Congo, où l’esclavage moderne est monnaie courante dans les mines.

Et l’exploitation peut même avoir cours sur les parkings : au moins une chaîne de distribution australienne a découvert des pratiques d’esclavage moderne, telles que des vols de salaire, chez certains des sous-traitants qui lui fournissent de la main-d’œuvre – souvent d’origine immigrée – pour rassembler les caddies.

Qu’en est-il de notre liste de courses elle-même ? Plus de 80 % de l’ail exporté dans le monde provient de Chine, où il n’est pas rare que les chaînes d’approvisionnement fassent appel à de la main-d’œuvre carcérale. Les petits fruits cultivés en Australie peuvent avoir été récoltés par des travailleurs itinérants ayant été victimes d’abus. Le poisson en provenance de Thaïlande peut également susciter la méfiance : si certaines entreprises de pêche du pays traitent leurs employés équitablement, de nombreuses autres recourent au travail forcé.

Ces exemples ont tous trait au secteur de la consommation, mais l’esclavage moderne est omniprésent dans les chaînes d’approvisionnement industrielles mondiales, y compris dans le secteur du transport maritime et aérien. À titre d’exemple, il est avéré que les écouteurs utilisés par les passagers de certaines compagnies aériennes ont été fabriqués par des détenus chinois.

Faire la lumière sur un problème moral – tant au profit de la société que des investisseurs

L’esclavage moderne étant le fait de criminels, il s’appuie sur le secret et la corruption. Du fait de son caractère occulte, il peut s’avérer difficile pour les entreprises de l’identifier dans leurs chaînes d’approvisionnement – voire même, parfois, en leur propre sein. Conséquence : les consommateurs et les investisseurs peuvent contribuer au crime à leur insu.

Comment les investisseurs peuvent-ils mettre cette pratique au jour et en identifier les victimes ?

La clé réside dans une recherche étendue et approfondie. Cela nécessite de savoir quels indicateurs observer d’un point de vue global – par exemple, dans quels pays une entreprise exerce ses activités ou s’approvisionne, ainsi que la nature de ses activités –, mais aussi d’examiner soigneusement comment chaque entreprise gère sa chaîne d’approvisionnement et s’attache à évaluer et à réduire le risque d’esclavage moderne au travers de ses politiques.

Il est impératif que les investisseurs s’engagent directement aux côtés des chefs d’entreprises et des équipes de direction afin de les encourager à lutter contre l’esclavage moderne dans leurs chaînes d’approvisionnement et leurs activités. C’est à la fois un devoir moral et une nécessité pour les investisseurs car, selon nous, si une entreprise ne prend pas dûment en considération le risque d’esclavage moderne dans sa chaîne d’approvisionnement, elle n’est pas à même de la gérer correctement. Ce faisant, en outre, ses dirigeants passent sous silence un problème d’envergure mondiale.

* Global Estimates of Modern Slavery, Organisation internationale du travail et Walk Free Foundation, 2017. L’étude a traité de l’esclavage moderne principalement sous l’angle du travail et du mariage forcés.

Ce document constitue le premier d’une série d’éclairages sur les moyens d’évaluer et de prévenir toute exposition potentielle à l’esclavage moderne lors des différentes étapes du processus d’investissement en analysant les activités directes des entreprises et leurs chaînes d’approvisionnement mondiales.

Les opinions ici exprimées ne sauraient être considérées comme une recommandation en vue de réaliser une quelconque transaction, un conseil en investissement ou le résultat de recherches. Elles ne reflètent pas nécessairement l’opinion de l’ensemble des équipes de gestion de portefeuille d’AB et peuvent évoluer à tout moment.